Témoignage de Raphaël LASSANDRE sur l'évacuation de Günzerode et la libération
« Le lundi 2 avril, après l'appel du matin, nous partons au travail comme d'habitude. Mais peu de temps après notre arrivée sur le chantier, deux avions de chasse alliés arrivent et mitraillent les locomotives et la pelleteuse, les rendant inutilisables. Nous rentrons au camp, le travail est devenu impossible.
Les mardi et mercredi 3 et 4 avril, nous restons au camp. Dehors, c'est la panique un peu partout. Les bombardements se succèdent presque sans interruption. Après l'appel du soir qui est rapide, la soupe distribuée, nous allons nous coucher. A peine sommes-nous endormis que l'on nous rassemble en colonne par cinq et par Kommando dans le camp. Notre Kapo n'est pas là et PYCK a disparu. On sent que quelque chose va se passer.
Dans la journée du 4 avril, l'Allemagne sentant venir sa défaite, HITLER donne l'ordre d'exterminer tous les détenus sans exception, par tous les moyens, afin de cacher aux troupes alliées l'immensité et la monstruosité de leurs crimes. Malgré les procédés les plus barbares d'extermination employés assez de détenus survécurent pour en témoigner.
Du camp rassemblé, deux groupes sont formés au hasard: les Kommandos 1 et 3 quittent le camp immédiatement avec leurs gardiens. Les Kommandos 2 et 4, après avoir attendu plusieurs heures, prennent à leur tour, vers 4 heures, la route avec leurs gardiens pour arriver en gare d'ELLRICH où des wagons découverts, ayant transporté du charbon, attendent. Nous retrouvons nos camarades ainsi que des centaines de détenus venus d'ailleurs. Les Kommandos sont dispersés et c'est la panique. Nous embarquons à soixante par wagon sous bonne garde, séparés de nos camarades de travail. Je me retrouve dans un wagon ave Antoine BOUDONNAT et André PINEL. Nous continuerons ensemble notre périple jusqu'au 15 avril, jour de notre libération.
Le train s'ébranle. La destination serait le camp (…) de BERGEN BELSEN. En cours de trajet à OEBISFELDE, le convoi est bombardé. La locomotive est hors d'usage, c'est le 7 avril 1945, jour anniversaire de mes 22 ans. Les S.S. sont comme fous, ils tirent sur n'importe qui et tuent ceux qui veulent descendre du train ou qui essayent de se sauver. Il y a beaucoup de morts. Nous attendons une partie de la journée et, en fin d'après-midi, une machine arrive. Le convoi repart en direction de MAGDEBURG. Mais là la bataille fait rage, la 102ème Division Américaine occupe la ville. Il faut faire demi-tour, plus rien ne passe. Nous arrivons en gare de MIESTE dans la matinée du 10 avril et nous passons la nuit sur une voie de garage.
Le lendemain 11 avril, tout est bloqué. On entend le canon à 50 km. Il faut à tout prix se débarrasser des détenus. Les morts pendant le transport sont jetés dans une fosse commune, tout près de la voie de garage, ainsi que les camarades abattus à la descente du train. Cette fosse contient soixante-quinze détenus parmi lesquels: Enec MARCEAU de Toulon dans le Var, Gabriel LAMAIN de Montceau-les-Mines et le commandant FONFRED de Clermont-Ferrand.
Rassemblés, les malades sont transportés sur des chariots tirés par des chevaux. Nous n'en aurons plus aucune trace. Où sont-ils passés? Ceux qui peuvent encore marcher prennent le route de MIESTE à GARDELEGEN. Un long convoi de détenus chemine, se traîne. Nous sommes environ deux mille. Cette route prendra plus tard le nom tragique de «ROUTE DE LA MORT», car tout au long de cette route, tous ceux qui tomberont ou qui ne pourront plus suivre seront irrémédiablement abattus sur place.
Au-dessus de la forêt, à la sortie de la gare de MIESTE, un combat aérien s'engage. Trois Chasseurs allemands attaquent trois avions américains (deux chasseurs et un avion de reconnaissance). Deux appareils alliés sont abattus, les occupants sautent en parachute. Ceux de l'avion de reconnaissance sont pris par les S.S. et incorporés dans le convoi de détenus. Ils seront brûlés dans la grange de GARDELEGEN. Quant au pilote de l'avion de chasse, il réussira à fuir.
Arrivés à SOLPKE, nos gardiens font faire une pause à notre colonne. Nous sommes environ cent quatre-vingt détenus et cela malgré les vociférations des S.S. Comme nous sommes en queue de colonne et que le gros de cette dernière a pris de la distance, nous repartons. Mais, au lieu de suivre le même itinéraire, nos gardiens obliquent sur la droite et nous prenons à travers bois un chemin forestier pour ressortir au village de WETERITZ, prenant la route de STENDAL. Nous allons au-devant de l'armée américaine. C'est la route suivie par la 102ème Division pour se rendre et occuper GARDELEGEN.
Arrivés à la tombée de la nuit à JAVENITZ, après avoir parcouru près de 50 km, nous passons la nuit dans la forêt, tout près de l'habitation du maire. Le lendemain matin, 12 avril, au réveil, à notre grande surprise, nos gardiens ont disparu. Je comprends qu'ils n'ont pas voulu se rendre complices des S.S. Nous voilà livrés à nous-mêmes. Le bruit du canon se rapproche de plus en plus, la liberté est presque là. Avec mes camarades BOUDONNAT et PINEL, nous cherchons de quoi manger, car depuis le 4 avril au soir, nous n'avons rien pris que de l'eau. Nous sortons du bois en évitant autant que possible les maisons d'habitation et nous nous retrouvons dans un champ de pommes de terre récemment plantées où un sac presque plein reste le long de la haie. Quelle aubaine! Mais nous n'avons aucun moyen d les faire cuire, alors nous les mangeons crues ainsi que des pissenlits ramassés le long de la haie et que nous avons lavé auparavant dans un ruisseau. Quel repas! Il ne faut pas être difficile, car l'important, c'est de pouvoir tenir jusqu'au bout. Nous passons notre journée à flâner de-ci de-là, attendant l'arrivée des libérateurs.
Pendant ce temps, le gros du convoi marche toujours en laissant des morts tout au long du parcours jusqu'à leur arrivée à GARDELEGEN. Après avoir parcouru plus de 140 km, ils sont enfermés dans le manège de la caserne de cavalerie jusqu'au lendemain 13 avril où, en fin de soirée, ils sont emmenés dans une grange en pleine nature. A la tombée de la nuit, les S.S. les feront brûler vif.
Quant à nous, peu avant la nuit, nous sommes repérés. Nous rejoignons un groupe de détenus d'une cinquantaine environ, gardés par trois soldats allemands la LUFTWAFFE (Aviation) dont un adjudant. Rassemblés, nous sommes conduits au bourg de JAVENITZ et enfermés dans une remise appartenant au Maire pour y passer la nuit. Plus de contact avec les S.S.
Le 13 avril au matin (le canon se rapproche de plus en plus), les soldats ne sachant pas quoi faire de nous nous emmènent à nouveau dans la forêt en nous donnant pour consigne de ne pas bouger et ils disparaissent. Tout à coup, un détachement de S.S. furieux, se repliant devant l'avance américaine, prend position le long de la forêt. Ils nous aperçoivent et c'est alors la chasse à l'homme. Beaucoup de mes camarades sont tués. Quant à moi, une balle effleure la jambe gauche de mon pantalon, une autre coupe une branche de sapin juste au-dessus de ma tête. J'ai la chance de ne pas être touché. Enfin la fusillade cesse. Il y vingt-sept tués dont douze Français qui reposent dans une fosse commune au cimetière de JAVENITZ.
A peine avons-nous le temps de souffler, n'en pouvant plus, nous sommes récupérés par les trois soldats de la LUFTWAFFE qui sont encore là. Mais cette fois ils ont pris contact avec le gouverneur S.S. de GARDELEGEN et ils ont reçu des ordres. Nous voilà alignés sur le bord d'un fossé, nous sommes environ vingt-cinq, un fusil mitrailleur braqué sur nous, tout près de l'habitation du Maire. Celui-ci employait deux prisonniers de guerre belges. Redoutant ce qui allait se passer, un des Belges et le Maire vinrent parlementer avec l'adjudant qui fit lever les armes. Rassemblés encore une fois, ils reconduisent dans la remise où nous avions passé la nuit précédente. Vers 23 h la porte de la remise s'ouvre. C'est l'adjudant de la Luftwaffe. Il est seul. Nous rassemblant à nouveau, il nous fait monter dans une remorque tirée par un tracteur. Le conducteur en est le Maire de JAVENITZ. Nous voilà partis dans la nuit par des chemins de terre à travers bois.
Arrivés sur un plateau, nous découvrons d'un côté un champ de seigle et un bosquet derrière lequel s'élèvent des flammes comme si le ciel était en feu. Nous entendons des cris, des hurlements, des rafales d'armes automatiques. Nous en sommes à environ 200m. Il se passe quelque chose d'anormal. Sans plus attendre, avec le peu de forces qui me reste, je descends de la remorque et je m'enfonce dans le champ de seigle, puis dans les bois, accompagné de mes deux camarades BOUDONNAT et PINEL. Nous marchons sans savoir où aller. En traversant la route de GARDELEGEN, dans un petit village près de JAVENITZ vers 4 h le 14 avril, nous découvrons un attroupement de civils allemands tout apeurés. L'arrivée des Alliés est imminente. A une dizaine de kilomètres la bataille fait rage. Parmi ces gens, il y a une poignée de détenus auxquels nous nous joignons et l'adjudant de la Luftwaffe (il est partout). Mais il ne sait plus quoi faire de nous, pas plus que le Maire de JAVENITZ qui, dans la nuit, avait tenté de nous livrer aux bourreaux S.S. Notre extermination n'est plus possible, car les Alliés sont trop près.
Au bout d'un moment, arrive un tracteur attelé d'une remorque. L'adjudant en profite pour s'enfuir. Cette fois, la situation a changé. Sur le tracteur ont pris place les deux prisonniers belges qui nous font monter dans la remorque. Ils nous emmènent dans une remise en pleine nature où du matériel de battage est rangé (il appartient au maire de Javenitz). Ils nous donnent pour consigne de ne faire aucun bruit et surtout de ne pas sortir. Les S.S. ayant eu connaissance qu'un groupe de détenus était dans les parages, ils sont à leur recherche.
La journée et la nuit du 14 avril se passent dans l'angoisse. La fin est proche. Mais quelle fin? Nous sommes en plein milieu de la bagarre ou presque. A chaque explosion, les portes de la remise tremblent. Que va-t-il encore nous arriver? Enfin le 15 avril vers 6 heures les portes de la grange s'ouvrent sur les deux Belges qui viennent nous annoncer notre liberté. C'est fini. Nous sommes tous sortis, nous regardant, nous demandant si tout cela est bien réel.»
Extrait de Douze mois dans l'enfer nazi Raphaël LASSANDRE Imprimerie Granjean Avermes 1995 |