Témoignage écrit de Liba CEALAC
«Je tiens à témoigner afin d'apporter ma petite flamme à la mémoire ranimée par le livre «Nous sommes 900 Français».
J'ai connu Jacob Céalac en 1938. Nous avons correspondu pendant les deux premières années de la guerre et nous nous sommes mariés après sa démobilisation, le 2 novembre 1940.
A l'Occupation, les Allemands ont donné l'ordre aux Juifs de se déclarer, ce que nous avons fait. Lorsque les bruits de déportation ont commencé à circuler, nous nous sommes rendu compte de notre erreur et nous avons décidé de partir.
Une de mes belles-sœurs se trouvant à Volvic près de Clermont-Ferrand, nous l'avons rejointe. Mais il s'agissait de trouver du travail, et mon mari s'est dirigé vers Marseille où se trouvait son frère Léon, prisonnier évadé. Je l'y ai retrouvé au bout d'un mois. Il travaillait pour un magasin de maroquinerie. Nous y sommes restés jusqu'à l'arrivée des Allemands. Pourtant cette zone ne devait pas être occupée!
Les rafles devenaient de plus en plus nombreuses. Je me trouvais enceinte et nous avons pris la décision de nous diriger sur Montélimar où j'ai accouché d'un magnifique petit garçon, Jean-Claude, le 8 juin 1943. Mon mari s'est associé avec un ami, ils avaient du travail, tout allait relativement bien.
Ce rare bonheur, à cette époque, ne pouvait durer. Le bruit courrait que les Allemands remontaient sur Paris et nous n'étions plus en sécurité. Mon mari m'a suggéré de me réfugier, avec notre fils, chez ma sœur qui habitait Vichy depuis la guerre, avec son mari, Eugène Lévi-Diamant, et leurs deux enfants.
Vichy! Où nous n'aurions jamais dû mettre les pieds! Ce jour maudit du 7 avril 1944, nous venions de prendre le petit déjeuner. Mon mari était venu nous voir, notre fils était souffrant, et il devait ensuite se rendre à Clermont-Ferrand où ses parents étaient réfugiés.
Tout à coup… irruption brutale (la porte d'entrée était restée ouverte, les enfants de ma sœur étaient partis pour l'école) de deux hommes en civil parlant français:
- Nous désirons voir M. Levi-Diamant.
Ma sœur leur répond qu'il est absent, travaillant aux environs de Vichy. Apercevant mon mari, ils lui demandent ses papiers. Après y avoir jeté un coup d'œil, ils lui ont dit:
- Suivez-nous pour contrôle de vos papiers.
Nous ne l'avons plus jamais revu.
J'ai empoigné ma valise, pris le train jusqu'à Clermont-Ferrand pour avertir ses parents. Je ne sais plus comment j'ai fait le trajet. Mon beau-frère, réfugié à Ussel, est venu aussitôt. Nous sommes retournés à Vichy, avons contacté l'ambassade de Roumanie (mon mari était né en Roumanie), la Croix-Rouge; nous avons demandé une audience au Ministère Pétain. Partout, lorsqu'ils apprenaient qu'il s'agissait de l'arrestation d'un Juif, un mur se dressait et la même réponse résonnait: «Nous ne pouvons rien faire».
Par la suite, j'ai reçu un mot de mon mari, écrit au crayon, venant de Drancy, me disant dans quelles tristes circonstances il avait eu de nos nouvelles par Eugène Lévi-Diamant qui, lui, a été arrêté sur dénonciation de «bons Français»!
Nous sommes allés chercher mon fils. Horreur! Au 32 rue de Soissons, où nous habitions, les scellés étaient mis. Ma sœur s'était réfugiée avec ses enfants chez des amis et le soir elle avait attendu son mari à la gare de Vichy pour lui apprendre le drame. Elle avait confié mon fils à sa locataire, sachant que je devais venir le chercher.
En me voyant, la locataire a sorti mon fils sur le pas de la porte, habillé de sa grenouillère.
- Laissez-moi prendre ses affaires, lui dis-je.
- Vous n'avez pas le droit d'entrer, les scellés sont mis.
- Donnez-moi au moins de quoi le changer!
Elle m'a donné quelques couches… J'ai pensé au beau trousseau que j'avais préparé dans la joie de la venue au monde. Je n'ai plus rien demandé. La peur régnait.
Serrant mon petit garçon de dix mois contre mon cœur, nous nous sommes sauvés.
Je ne peux terminer ce témoignage sans penser à ma mère, Chana Fridman, déportée à l'âge de 70 ans; à ma sœur, Marie Szcerczewski, déportée à l'âge de 36 ans, avec ses deux filles, Lili et Janine (7 et 14 ans); à ma cousine, dont le mari était prisonnier de guerre, et qui a été déportée avec sa fillette âgée de 2 ans; et tant d'autres cousins et cousines…
Toute ma vie a été bouleversée et mon fils est blessé à vie. Mais ceci est une autre histoire.»
Luba Bouchaux, veuve de Jacob Céalac,
née Magniszewer à Lodz (Pologne) le 14 mars 1914. |