Témoignage de Liliane THÉAUX née MAYER sur l’arrestation de ses
parents à Néris-les-Bains (03) le 12 mai 1944
« Le
vendredi 12 mai à sept heures du matin un coup de sonnette aussi impérieux qu’impératif
me réveille en sursaut. A la seconde, je reprends mes esprits et hurle à Jacques
encore endormi : « C’est la
Gestapo ! ». Bien sûr, cela aurait pu être n’importe quoi, n’importe
qui, mais moi, je SAVAIS ! Aussitôt je me précipite à la fenêtre, car je
veux d’abord préserver Jacques en le faisant fuir par là. J’entrouvre doucement
le battant alors que rapidement il a revêtu son pantalon, mais, trop tard, dans
le jardin deux ou trois soldats de la Wehrmacht veillent déjà…
Cependant
qu’à la porte d’entrée, « ON » s’énerve et les deux sonnettes, celle
du premier et la nôtre carillonnent dans un affolant et strident tintamarre.
Jacques va ouvrir alors que je bondis dans la chambre de mes parents qui
sommeillent encore, incrédules et perplexes. Déjà dans le couloir, avec une
sonorité aussi saisissante que lugubre, résonnent les pas de ceux qui viennent
arrêter… Papa et Maman, à peine levés, complètement ahuris, prostrés, se
demandent s’ils ne font pas un absurde cauchemar. Papa domine vite les
événements, s’habille sans hâte, résigné, désabusé, déjà soumis au destin, avec
une certaine ironie teintée de lassitude sur le visage et répond à l’interrogatoire
d’identité, vociféré par cet homme de la Gestapo. Un chapeau mou vissé sur la
tête, un imperméable mastic jusqu’aux chevilles, il semble arcbouté sur ses
jambes tendues et écartées, dans une attitude menaçante et méprisante. Avec une
morgue dédaigneuse, il déchiffre la liste qu’il tient à la main et pose quelques
questions, en allemand bien sûr. Un second, dans le même accoutrement, l’air
tout aussi fermé et hostile, l’assiste en silence. Maman articule à peine pour
répondre, ses traits se sont affaissés, ses yeux se sont éteints et sa mine
terrorisée, affolée, soudain blafarde est insupportable à voir. Les deux
bourreaux, méthodiques dans leurs investigations, n’ont pas un regard pour
nous, ils nous ignorent totalement.
Jacques tient Jean-Michel dans ses bras,
l’enfant ne bouge pas et son regard innocent va de l’un à l’autre. Je suis là,
incapable de faire un geste, tétanisée par ce cruel drame que je vis. Ont-ils pris
un bagage, un sac, quelque chose ? Je n’en ai aucun souvenir… Il me semble
que des corps sans vie se déplacent comme des ombres dans cette chambre, faiblement
éclairée, au lit à peine défait, encore chaud d’une nuit paisible.
Papa, avant de quitter la chambre à
coucher pour suivre la Gestapo, s’approche du bébé, toujours dans les bras de
Jacques, et l’embrasse avec une visible émotion, après en avoir demandé l’autorisation
à haute et intelligible voix en toisant le bourreau : « Permettez-moi d’embrasser mon petit-fils ? ». (Qui
sait si, à ce moment-là, il a pensé, « une
dernière fois »).
Puis, funèbre, en file indienne, les
uns ployant sous le poids accablant de l’infamie, les autres arrogants et fiers
de leur « tableau de chasse », le lugubre cortège avance lentement
dans l’étroit couloir et sort sur le perron où attend la voiture qui va les
emmener. Ironie du sort, (j’ignore si on peut dire cela en pareille
circonstance), cette voiture est « NOTRE » Matford que Paul, avec la
permission de Papa, avait mise à la disposition de la Résistance quelque temps
auparavant, et qui avait été prise par la Gestapo lors d’une sévère descente
répressive au garage où elle était entreposée à Montluçon, quelques jours auparavant.
Il n’est pas encore huit heures et, sans
égard pour le douloureux et cruel épisode que nous vivons, avec une
indifférence insolente, le soleil luit dans un ciel d’un bleu pur et sans
nuage. Une merveilleuse journée de mai se prépare…
Les hommes s’agitent, quelques ordres
sont échangés et rapidement ils prennent place sur les sièges avant alors qu’ils
intiment l’ordre à Papa et Maman de s’asseoir derrière. Tout s’est passé très
vite, nous ne pouvions ni parler ni pleurer, seuls nos yeux exprimaient notre
infinie détresse. Je crois avoir dit que Paul « ferait quelque chose », plus pour entendre le son de ma
voix et meubler l’insoutenable silence qu’en y croyant vraiment.
Les portes claquent et la voiture, dans
un nuage de poussière, s’éloigne sur le chemin terreux et sec, tourne à gauche
pour rejoindre la Route Nationale, puis disparaît. J’ai aperçu Maman qui se
retournait et faisait un ultime geste de la main… CE FUT TOUT !
C’était
une rafle de Juifs, comme il y en a eu d’innombrables, dans l’indifférence
totale, anéantissant deux vies, brisant toute une famille, en l’espace d’une
petite demi-heure !
Et, plantée là, à cet instant précis, j’ai
senti, intensément et profondément, me pénétrer la mortelle sensation que je ne
les reverrais jamais…
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